Le site archéologique des Bouchauds

Préambule
L’archéologie est une science en mouvement.
A la date de rédaction de ce rapport (janvier 2019) des recherches sont en cours qui pourraient remettre en cause certaines conclusions. Longtemps, nos connaissances sur le site des Bouchauds sont restées figées selon « l’état du savoir » issu des recherches d’André Aeberhardt dans les années 1980 et de François Thierry à la fin des années 1990. La campagne de fouilles entreprise en 2016, et pour une durée de 4 ans par le Conseil Départemental sous la direction de Lucie Carpentier, va probablement engendrer un nouveau bond en avant de nos connaissances. D’autant plus que les recherches concernant la période gallo-romaine connaissent d’importants progrès en France depuis une vingtaine d’années. Mais on ne peut anticiper les nouvelles données qui se dévoilent en ce moment aux Bouchauds… La colline des Bouchauds est un saillant du paysage, un point de repère immanquable visible depuis une bonne partie du Rouillacais et au-delà. Cette hauteur couronnée de bois, à défaut d’être le point culminant de la commune, a un profil caractéristique qui attire le regard du promeneur. Mais elle est aussi le point central d’une zone archéologique d’intérêt majeur. On doit la compréhension de ces vestiges à Jean Gontier, à la fin du XIXe siècle.

Le château des Fades et son « trésor »
C’est sous ce nom de « Château des Fades » qu’étaient connus les inquiétants pans de murs recouverts de lierre qui se dressaient au fond du bois des Bouchauds. Pour « Fades », il faut lire « Fées » ; ces lointaines héritières supposées des divinités préchrétiennes. Peut-être d’ailleurs est-ce à rapprocher de la véritable nature du sanctuaire qui sera découvert au sommet de la colline. Mais il n’en est pas encore question au XIXe siècle quand on commence à jeter un regard scientifique sur ce lieu. Remarquable de loin, le bois des Bouchauds l’était aussi de l’intérieur pour le voyageur. En pleine époque romantique, les sombres ruines qu’il cachait ne pouvaient qu’exciter l’imagination. Découvrant l’endroit, Alcide Gauguié se lâche et se lance :
« Il existe tout près du village des Bouchauds une ruine considérable sur un mamelon très élevé qui domine la plaine immense qui s'étend jusqu'aux remparts d'Angoulême, ruine bien connue dans le pays sous le nom de Château des Fades, château-fort disparu durant la ruineuse guerre de Cent-Ans, et dont l'histoire est complétement perdue. Nous allons tâcher de reconstruire par la pensée cette immense forteresse qui couvrit toute la colline et qui, tour à tour occupée par les conquérants du monde, les barons guerroyeurs du moyen âge et les bandes de routiers pillards, n'a jamais été regardée sans trembler par les pauvres gens du pays, si souvent rançonnés par ses terribles hôtes… ».
La « reconstruction par la pensée » à laquelle s’invite l’auteur l’entraîne loin, très loin de la réalité. On croirait lire du Théophile Gautier, s’attendant presque à voir surgir le Capitaine Fracasse. Et ce n’est pas tout !

Après avoir continué ainsi à broder à loisir sur le thème de la forteresse médiévale possiblement fondée sur des vestiges romains, Alcide Gauguié rapporte la fable locale :
 « Un voyageur égaré et transi de froid, passant près de ces lieux déserts, cherchait un abri contre le mauvais temps. Une large ouverture se présente à lui ; il pénètre dans un souterrain, à l'entrée duquel brillait un feu de branches sèches.
Le pauvre diable s'approche du bienheureux foyer, cherchant, tout inquiet, les hôtes invisibles à qui il croyait devoir son salut. Tout à coup trois hommes, bardés de fer et armés jusqu'aux dents, se jettent sur lui et le garrottent, tandis qu'une vieille femme lui bande les yeux. On le fouille. Peine inutile, ses poches étaient vides. On les lui garnit. Ces voleurs avaient véritablement du bon. Ce n'est pas tout ; après lui avoir fait faire une longue route en zigzag, ses conducteurs l'abandonnent en pleine campagne, sans lui avoir fait subir aucun mauvais traitement ».

Alcide Gauguié laisse entendre l’existence d’autres légendes sans les détailler. En esprit rationaliste il ne tient visiblement pas à convoquer les « fades » et s’en tient à la version des brigands. Encore plus lyrique s’il est possible André Aeberhardt le fait pour lui, évoquant « le refuge de fées qui venaient danser dans la cour du château… ». Il y a de quoi être songeur devant une telle persistance légendaire puisque cette « cour de château » se révélera être pour de bon l’orchestra et la scène d’un théâtre ! A moins que ces « fées dansantes » ne soient en fait le phénomène signalé par Alcide Gauguié :
« …un phénomène qui se manifeste toutes les fois que le temps va passer du beau à la pluie. On voit alors, de deux points bien distincts, de chaque côté de ces ruines, s'élever deux colonnes de vapeur qui ne peuvent provenir que de sources thermales ensevelies sous les décombres ».

Quant à la version des brigands cousins de Robin des Bois, suffisamment pourvus pour remplir les poches d’un cheminot de passage, elle nous ramène à une autre tradition locale, celle du Trésor des Bouchauds. Le prétendu trésor en question a alimenté beaucoup de conversations, probablement valu au site bien des coups de pioche et des fouilles sauvages. Il arrive même qu’il resurgisse en arrière-pensée à l’occasion d’authentiques trouvailles archéologiques. De quel trésor parle-t-on ? Faute de l’avoir jamais découvert, nul bien entendu ne le sait, mais beaucoup l’ont imaginé. Selon les versions il est question d’un trésor monétaire tout à fait conventionnel (le magot des brigands) ou encore d’un « veau d’or », d’un « lion d’or »… Les variantes les plus anciennes le donnent pour enfoui dans un souterrain, peut-être le souterrain légendaire qui relierait le « Château des Fades » au Logis des Bouchauds. A moins que ce ne soit dans un puits ! Mais les recherches archéologiques, parfois mal comprises du voisinage, vont susciter quelques variations sur sa nature et son emplacement.

En 1861 La maréchaussée intervient « alors qu’un inconnu pratiquait des recherches autour des ruines ». En 1900, l’exploration du puits Saunier est marquée par des dissensions entre ouvriers et propriétaire à propos des objets découverts (en bronze mais pris pour de l’or), dissensions qui provoquent l’arrêt de la fouille. Les dits objets, déposés au Musée Dupuy-Mestreau de Saintes, ont d’ailleurs disparu depuis… Plus près de nous encore, l’archéologue François Thierry s’y est retrouvé confronté à l’occasion de la découverte du dépôt monétaire du temple octogonal. Dans un article publié dans la revue de référence Aquitania, il s’en agace : « Chez quelques-uns, la découverte du dépôt monétaire du temple C déclencha des fantasmes de «trésors» et des réflexes de suspicion à l'égard des numismates qui avaient cru, non sans naïveté, pouvoir étudier les documents en toute liberté : cf. les titres surréalistes d'articles parus dans La Charente Libre, le lundi 22 septembre 1975 : «Mais où sont passées les pièces de Saint-Cybardeaux?» et dans Sud-Ouest, le mardi 23 septembre 1975 : « Aux Bouchauds, passez les monnaies ! ». Les chercheurs avaient été soupçonnés publiquement de vouloir vendre les monnaies à leur profit. Ceci entraîna l'arrêt des fouilles pendant deux ans ».

Dans un ordre d’idée beaucoup plus apaisé, le personnel d’accueil de l’EIGR (Espace d'Interprétation du Gallo-Romain) peut témoigner de ce questionnement récurrent, « Que sont devenus les objets ? Où sont-ils ? », de la part des visiteurs, version heureusement édulcorée et changée en simple inquiétude sur la destinée du patrimoine mobilier local…

Jean Gontier ou l’invention du Théâtre des Bouchauds
L’Histoire de la découverte du site des Bouchauds est un peu celle d’une découverte arrivée au mauvais moment dans une époque de crise. C’est aussi celle d’un chercheur laissé seul face à une responsabilité écrasante…
Jean Gontier né en 1838 à Mérignac. Le Père Camille de la Croix qualifie ses parents de « très honnêtes petits bourgeois jouissant d’une certaine aisance ». La famille a des attaches sur Saint-Cybardeaux, plus particulièrement au hameau de Dorgeville où Jean Gontier viendra rejoindre sa sœur à la mort de leurs parents. Il connaît donc ces ruines toutes proches, le romantique « Château des Fades ». Leur mystère le tracasse peut-être depuis l’enfance. Alors qu’il a 17 ans, ses parents l’envoient à Argenteuil où il étudie la peinture et la musique. Mais en 1864 il acquiert une maison à Dorgeville et rentre au pays. Parmi les terres liées à la propriété se trouve une parcelle proche du fameux  « château ». Il va désormais se consacrer tout entier aux ruines du Bois des Bouchauds… C’est à cette époque qu’il rencontre Alcide Gauguié, l’auteur de « La Charente Communale Illustrée », livre publié l’année suivante. Alcide Gauguié l’écoute longuement. Jean Gontier fait déjà le rapprochement entre les ruines et d’autres théâtres antiques bien connus à cette époque comme celui d’Orange. Mais notre écrivain voyageur, on l’a vu, s’égare dans le dédale des légendes et des hypothèses. Pour lui, le « Château des Fades » reste une forteresse médiévale, qu’il rattache à la Guerre de Cent-ans, et démantelée au XVe siècle. Il admet des origines romaines au site, impossibles à nier vu la quantité de tuiles caractéristiques et vu la maçonnerie bien typée des murs, mais se perd en conjectures. Un théâtre comme le lui souffle Jean Gontier ? Un camp militaire surveillant la voie romaine proche ? Des thermes ? C’est cette dernière hypothèse qui a sa préférence. Il se trompe comme va le prouver Jean Gonthier !

En 1865 Jean Gontier ajoute à ses propriétés la parcelle contenant le Château des Fades. Il n’est pas alors en possession de l’ensemble de l’emprise du théâtre, ce qui va gêner ses fouilles, d’autant que ses voisins ne le laissent pas creuser sur leurs propres parcelles. Mais qu’à cela ne tienne ! Jean Gontier recrute des ouvriers et se met à la tâche. Ses méthodes de fouilles sont celles du XIXe siècle : On creuse des tranchées en suivant les murs afin de les dégager de façon aussi complète que possible et obtenir une vue d’ensemble.

La difficile reconnaissance
Les années passent. Sur les deux parcelles accessibles82 Jean Gontier, saisons après saisons, fait déblayer d’énormes masses de terre. Il en sait assez pour confirmer fermement l’hypothèse du théâtre. Mais il mesure aussi l’ampleur colossale de la tâche qui reste à accomplir. Ses propres fonds s’épuisent. Ces considérations vont le pousser à chercher de l’aide. L’évêque d’Angoulême Cousseau, qui effectue en 1869 une tournée pastorale à Saint-Cybardeaux83, l’encourage alors à se tourner vers la Société Archéologique et Historique de la Charente.  
Fondée en 1844, la société savante est déjà considérée alors comme une institution vieille et respectable. Rassemblant en son sein de puissants notables politiques ainsi que des érudits de valeur, elle est à même de fournir à Jean Gontier ce qui lui manque le plus : du soutien, des fonds pour mener à bien les recherches, le cautionnement scientifique et le retentissement mérité par la découverte. De fait, son plaidoyer emporte rapidement la conviction des membres de l’association, qui se chargent de lui obtenir une première subvention ministérielle en mars 1870. Mais cette année-là, les événements de la « Grande Histoire » s’en mêlent… C’est la guerre franco-prussienne et la fin du Second Empire. Les ministères et institutions sollicités ont bien d’autres soucis. La SAHC elle-même cesse de tenir ses assemblées pour plusieurs mois.
Pourtant, Jean Gontier a réussi à piquer l’intérêt des experts locaux en archéologie gallo-romaine. Le Président Gustave Babinet de Rancogne, l’architecte Warrin et Jean de Lauriere, viennent sur place, effectuent des levées de plan et plaident chaleureusement en faveur de sa découverte. Dès le calme revenu de nouveaux fonds sont réunis pour permettre la reprise des fouilles. Le site devient même un but d’excursion pour les membres de la société, à plusieurs reprises. Ainsi remotivé, Jean Gontier se lance même dans des travaux d’exploration sur le plateau dominant le théâtre. Ces sondages peu méthodiques aboutissent au signalement de structures, sans pour autant que les lieux ne soient vraiment reconnus et compris. La vraie découverte du sanctuaire devra attendre le siècle suivant…

La priorité du moment se situe au théâtre. La méthode de travail de Jean Gontier, ainsi qu’un « saupoudrage » de subventions modestes, finissent par poser un vrai problème de conservation. Aucune mesure de restauration ou de protection n’a été prise et la technique de dégagement systématique des murs met rapidement le site en péril. Peut-être aurait-il mieux fallu attendre. C’est ce que déclare implicitement le Père de la Croix, longtemps après, en commentant les années de fouilles laissées à la discrétion de Jean Gontier…
Ce dernier poursuit ses travaux. Quand il manque de fonds, il négocie avec ses ouvriers : « Donnez-moi du travail et je vous paierai en pierre et en bois ! »84. Les subventions ne suffisent plus et il faudrait mettre en œuvre d’urgence une stratégie de conservation. A ce stade, la raison aurait voulu que les fouilles soient stoppées nettes le temps d’assurer la protection des segments de murs déjà dégagés. Mais la passion du fouilleur l’emporte et Jean Gontier, avec ces expédients, continu de creuser. Son espoir initial semble avoir été de vendre le site à la Société Archéologique et Historique. Mais la société savante ne peut pas fournir un tel effort. L’Etat lui-même s’y refuse, ainsi que le Conseil Général de la Charente. Dans les difficiles années que traverse le pays, ce n’est simplement pas possible.  
De 1871 à 1888 s’instaure une sorte de routine où Jean Gontier rend compte de l’avancement de ses travaux à la SAHC. On lit année après année le développement de l’affaire dans le bulletin périodique que publie la société. Jean Gontier décroche occasionnellement de maigres subventions ou avance à l’aide d’expédients (comme le travail gratis des ouvriers en échange de matériaux), mais rien n’est fait pour la conservation. En 1881 pourtant se produit un événement capital : Le théâtre est classé aux Monuments Historiques. Mais cette décision n’est suivie d’aucune mesure pratique pour en assurer la protection et Jean Gontier continue à fouiller, seul.
Plus tard, Le Père Camille de la Croix pointera du doigt un effet délétère de ce classement qui, en déresponsabilisant la SAHC, laissa Jean Gontier plus seul que jamais et sans le semblant de contrôle scientifique que pouvaient exercer les membres de la société savante. Quant à la restauration du site, elle reste un vœu pieux…
Pourtant, en 1888, le chercheur sonne l’alarme. Après une longue absence il écrit à la SAHC :
« Monsieur Gontier, de retour dans la Charente, a trouvé le Théâtre Gallo-Romain des Bouchauds dans un tel état qu’avant peu de temps il sera impossible d’en lever un plan exact. Presque toutes les pierres taillées qui forment le parement des contreforts de la façade, sont tombées ou sur le point de tomber, et les gradins découverts à grands frais autour de l’orchestre, à la naissance de la cavea, sont presque entièrement recouverts par de nouveaux éboulements. L’aspect du monument, ajoute-t-il, n’a fait « que me confirmer dans mon intention d’en transmettre la propriété à l’État, si cela peut avoir pour effet quelques travaux de conservation, et la continuation des fouilles restées incomplètes. »

Mais l’Etat n’en veut pas, ou plutôt n’en a pas les moyens. Et le Département non plus malgré la médiation de bons offices qu’exerce la SAHC. Celle-ci d’ailleurs se désintéresse progressivement de fouilles dans lesquelles elle n’est plus vraiment impliquée…
Dans le bois des Bouchauds, Jean Gontier poursuit inlassablement ses fouilles, années après années. Il passe l’essentiel de son temps sur le site ; au point de s’être, au témoignage du Père de la Croix, installé un jardin potager sur l’orchestra du théâtre « voir même quelques abris dans d’autres parties de l’édifice ». Pour les besoins en eau, il s’est aussi fait creuser un puits au fond du ravin surplombé par le théâtre. Littéralement mangé par sa découverte, l’homme s’acharne au péril de sa santé mentale.
En 1893, il repousse une offre d’achat de l’Etat, jugée insuffisante. Et l’année suivante, le 16 mai, le drame éclate : Jean Gontier, ruiné et en dépression, se donne la mort.  
Il est enterré dès le lendemain. Selon son vœu sa tombe est creusée en haut du théâtre même. Il faudra attendre 1967 pour qu’elle soit couverte d’une plaque commémorative.

Camille de la Croix, le second souffle des Bouchauds
Le principal porteur de projet disparu, et la SAHC n’ayant décidément pas les moyens d’acquérir les terrains de Jean Gontier, ni même d’y entreprendre des fouilles de son propre chef, tout semble prêt pour que le site découvert retombe dans l’oubli. Dans l’oubli et la ruine puisqu’aucune mesure de préservation n’a été prise…
Mais d’autres, que nul n’attendait, prennent l’initiative…
Les terrains sont rachetés en 1900  par Solange Laporte-Bisquit, épouse de Maurice Laporte-Bisquit, sénateur-maire de Jarnac, et fille de l'amateur d'art et mécène Adrien Dubouché, de Limoges. La famille Laporte-Bisquit apporte les fonds nécessaires à la reprise des recherches et aux indispensables travaux de consolidation. Et surtout elle s’attache la collaboration d’un grand nom de l’archéologie, le Père Jésuite Camille de la Croix.
Camille de la Croix (1831-1911) n’est pas un néophyte de l’archéologie lorsqu’il arrive aux Bouchauds en 1901. Originaire de Tournai, en Belgique, il vient s’établir à Poitiers vers 1890, où il réalise d’importants travaux de recherche sur le Baptistère Saint-Jean. Il est aussi l’inventeur du site de Sanxay dans la Vienne, ensemble associant amphithéâtre, sanctuaire et thermes.
Le journaliste et pamphlétaire Octave Mirbeau nous a laissé un portrait de ce « jésuite de choc » : « Le visage est envahi par la barbe, rebelle, impeignée, dardant en tous sens des poils droits et rigides, châtain clair. Les yeux petits sont abrités par d’énormes sourcils. Coiffé d’une calotte de velours, haute de 40 centimètres, de laquelle s’échappent des cheveux épais, bouffant de chaque côté des temps, il attire la sympathie malgré sa rudesse sauvage. Le Père de la Croix porte en guise de soutane un long pardessus de drap noir, une cravate de laine noire, se chausse de fortes bottes en cuir dur, étanches et blindées. Ses mains, taillées en massues, doigts courts et charnus, gardent traces et gerçures gagnées aux travaux de la terre. C’est un solide gaillard, ce jésuite, et il met les mains à la pâte aussi bien qu’un terrassier… »
L’intervention et les moyens financiers des Laporte-Bisquit, ainsi que l’énergie de Camille de la Croix, permettent de sauver le théâtre, condamné sans cela à disparaître par l’effet des intempéries et de la végétation.
Le père de la Croix s’emploie à dégager le théâtre qui, depuis la mort de Jean Gontier, disparaissait déjà sous les broussailles et les glissements de terrain. Surtout, à mesure que les murs sortent du sol, il s’emploie à les consolider etles protéger. Le Théâtre des Bouchauds tel qu’on le voit aujourd’hui, avec ses jointoiements refaits et ses aménagements paysagers, doit beaucoup  son intervention.
Camille de la Croix clôture ses campagnes de fouilles et de conservation en 1906 et publie un long rapport sur ces travaux l’année suivante. Le chantier est terminé pour longtemps… Le père jésuite a bien tenté quelques sondages pour élargir le contexte archéologique. Comme Jean Gontier avant lui, il connaît l’existence de structures sur le plateau surplombant le théâtre. Mais son mandat n’est pas d’approfondir le sujet qui devra attendre. De même, une trouvaille fortuite dans le hameau des Bouchauds lui a permis de connaître l’existence de l’aqueduc. La présence d’une agglomération au sud de la colline est une de ses hypothèses de travail (étayée là aussi par des témoignages de découvertes et de fouilles sauvages)…
Camille de la Croix décède en 1911. Le site archéologique devra attendre une autre génération de fouilleurs… Mais celle-ci va tarder à venir. Avec la Première Guerre Mondiale, puis la seconde, c’est plutôt un long sommeil qui s’installe ! Les Bouchauds n’apparaissent plus dans les comptes rendus de la SAHC.
Le Théâtre, maintenant bien connu, est devenu le lieu de promenade des habitants de Saint-Cybardeaux comme des touristes. En 1957 pourtant on s’en inquiète un peu car cette fréquentation soutenue provoque des dégradations. Le Département rachète enfin les parcelles du Théâtre. Mais les choses restent en l’état. L’héritier moral de Jean Gontier et Camille de la Croix tarde à se faire connaître. Il ne se montre qu’en 1968…

La fin du long sommeil
Gustave Raby est un enfant du pays et sa famille est encore bien connue. De longue date il a eu, comme d’autres, l’occasion de rêver dans le théâtre et peut-être d’y déchirer ses culottes courtes dans la pente de la cavea ! Il est aussi un grand admirateur de Jean Gontier et, au témoignage de l’archéologue François Thierry, n’est « pas sans lui ressembler par plus d’un trait de caractère »89. D’ailleurs sa première intervention, dès 1967, consiste à faire poser la plaque que l’on voit encore sur la tombe de Jean Gontier au sommet du théâtre. Plus largement son projet pour le site intègre recherche archéologique et développement touristique et culturel. Il voudrait entraîner ses concitoyens de la commune dans cette passion et, pour ce faire, fonde la Société des Amis du Théâtre Gallo-Romain des Bouchauds. Il la présente en 1971 à la Société Archéologique et Historique de la Charente. En amateur éclairé, il a entreprit des fouilles ponctuelles dans le voisinage… Il est temps, à ce moment, de chercher une caution scientifique et une organisation pratique, ne serait-ce que pour éviter les errements et la solitude de Jean Gontier. L’Université de Bordeaux III va fournir cette supervision scientifique, tandis que Germanicomagi Praedia est une société civile fondée en 1972 par Gustave Raby pour acquérir les parcelles de terrain.
Ces efforts de communication et d’organisation permettent de relancer vraiment la vie du site archéologique. Plusieurs campagnes de fouilles vont se succéder de 1974 jusqu’au milieu des années 90. En 1974, Louis Maurin, professeur de l’Université de Bordeaux III, explore l’ensemble oriental du Sanctuaire. Cet ensemble avait été effleuré par Jean Gontier et les membres de la SAHC. Camille de la Croix y avait mené aussi quelques sondages sans suite. L’exploration sérieuse du plateau surplombant le théâtre, toujours repoussée, démarre vraiment cette année-là. Elle va conduire à la mise à jour d’un vaste complexe cultuel. Le théâtre des Bouchauds n’est plus le monument isolé aux fonds des bois de Jean Gontier mais dispose d’un contexte, d’un environnement.  
Ce contexte va encore s’élargir dans les années suivantes avec les recherches d’André Aeberhardt. Après le décès de Gustave Raby, ce dernier a en effet pris la direction de l’association Germanicomagi Praedia. Médecin Général mais aussi archéologue, il effectue une exploration complète de l’aqueduc desservant l’agglomération repérée au sud du sanctuaire. Il s’agit encore d’une pierre d’attente laissée par le Père Camille de la Croix. Ce dernier évoque cet aqueduc dans son rapport de 1907 et diagnostique même son origine (au hameau de Chez-Boiteau) mais sans pouvoir le reconnaître vraiment. Le travail du Docteur Aeberhardt permet d’en préciser le tracé, notamment en partant d’une enquête de terrain associant les propriétaires agricoles. Les sondages archéologiques confirment ensuite les résultats.

Entre 1978 et 1995, l’archéologue François Thierry, de l’Université Bordeaux III, poursuit la recherche. Du sanctuaire gallo-romain sont mis au jour quatre temples implantés dans 2 aires cultuelles accolées, ainsi que des bâtiments de service. L’ensemble de ces vestiges formant le Sanctuaire tel qu’on le connaît aujourd’hui sont classés Monument Historique en 1992.
Après 1996, les ruines du bois des Bouchauds connaissent à nouveau une période de semi-abandon. La fréquentation touristique ne faiblit pas et se conjugue aux effets des intempéries pour mettre en péril la conservation des vestiges. 2009 voit un nouveau point d’arrêt à cette dégradation lente grâce au rachat de l’ensemble par le Conseil Départemental. Une nouvelle (et dernière en date) campagne de restauration et d’aménagements paysagers est entreprise.
La même année, la Communauté de Communes du Rouillacais inaugure, dans la ferme des Bouchauds, l’Espace d’Interprétation du Gallo-Romain (EIGR). L’ouverture de cette structure, qui fournit un support pédagogique et explicatif pour une meilleure présentation du site au grand public, est le prélude à une nouvelle mise en valeur qui décuple l’intérêt touristique de l’ensemble monumental (et donc l’enjeu de préservation et de recherches scientifiques). La renommée du site et l’appel à de nouvelles recherches scientifiques justifie de nouvelles campagnes archéologiques.
C’est ainsi que 2016 voit l’arrivée des équipes de Lucie Carpentier, de l’Université de Lille, et une nouvelle série d’ouvertures de tranchées, principalement au niveau du sanctuaire. La tâche commencée par Jean Gontier il y a plus de 150 ans est loin d’être achevée !