UN SIÈCLE DE FORGERONS

Un siècle de forgerons

Guy Etourneaud, dernier charron

Chaque village avait son charron. Comme le bourrelier et le maréchal-ferrant, il était indispensable aux agriculteurs puisque c'était lui qui fabriquait et entretenait le matériel de transport : charrette, tombereau, brouette... C'est une vieille histoire que celle de l'atelier de charronnage situé au 1, de la Grand'rue à Réparsac. Il faut remonter à mars 1848, à la naissance de Monsieur Maurice René Beaumard à Etian, commune de Joué en Maine et Loire.

Ce Monsieur fait partie de la nombreuse lignée des migrants qui, de la Roche sur Yon à Angers, ont contribué à peupler la terre charentaise. Devenu charron et mobilisé à la guerre de 1870, Monsieur Beaumard revient dans son village d'accueil à Réparsac et se marie, le 7 mai 1874, avec Marie Marthe Guillon de Sigogne. « Pour des raisons que j'ignore » souligne Geneviève Etourneaud, « avec son épouse, il élève le jeune Gabriel Etourneaud, né le 27 juin 1867 à Angoulême ».

Ce dernier, futur charron, se marie à Hiersac, en 1889, avec Adélaïde Priollaud. Deux enfants naîtront de cette union : René le 24 juillet 1892 et Antoinette sa soeur aînée (1891) qui épousera Ausone Jousseaume, dont la famille possède toujours le « logis du Tillet » à Nercillac.

René (enregistré « Gabriel, René Léonce Etourneaud ») succède à son père Gabriel à l'atelier de charronnage après avoir été employé de commerce à Cognac. Marié avec Lucia Brandy de la « Vennerie », à Réparsac, le 18 avril 1922. Ils acquièrent ensemble, en 1924, de Monsieur Beaumard, l'atelier et la maison attenante. La même année, Monsieur Beaumard vend à « p'tit Jean », ouvrier charron dans l'entreprise Etourneaud, un modeste logement entre l'ancienne poste et la maison Moraud. Les anciens se rappellent de « p'tit Jean », né fin 1872, de son nom Jean Alexis Beaumard.

Guy Etourneaud, le fils de René, succède à son père de 1949 à 1955 après un long apprentissage dans l'entreprise Leymarie à Jarnac.. Mais avec l'avènement des tracteurs, les remorques métalliques sur pneumatique succèdent aux charrettes.

Alors bon nombre de ces artisans se reconvertissent dans la carrosserie ou la vente de machines agricoles. Sans grand succès, Guy Etourneaud tente la fabrication des remorques en bois sur pneus. Guy Broussin se rappelle lui en avoir commandé une, de même que Joseph Blois, tractées par leurs récents tracteurs, en 1955. Alors Guy fait le concours des postes et part avec sa femme Gisèle à Paris. On le retrouve plus tard responsable de la poste à St  Jean d'Angle ; en Charente-Maritime

Le dernier charron de Réparsac a fermé son atelier..

Trois forges successives depuis le début des années 1800

Comme le bourrelier et le charron, le maréchal-ferrant demeure indispensable tant que la traction animale sert le cultivateur. La mémoire des anciens de Réparsac, avec les archives, témoigne de trois forges successives dans la commune.

- La lignée des Moraud : Jean, Frédéric, Léon et Klébert, le dernier en date. 

L'emplacement du siège actuel de la mairie de Réparsac a connu un siècle de forgerons : la lignée des Moraud : De jean, né en 1793, à Klébert Marie, en 1894, une seule famille règne sur la forge de la « rue du Nord », ainsi nommée sur une carte postale de l'époque. Alors que Frédéric atteint ses 79 ans, son petit-fils Klébert (dit « Bombar ») meurt relativement jeune sans successeur. La forge des Moraud s'éteint avant 1920 pour laisser la place à des cafetiers. Nous en reparlerons plus tard..

- Au 4 « rue des trots » : la forge « Broussin »

Bien avant l'atelier de tissage de Jean-Claude et jacqueline Chambrelent, Henri Broussin, le frère d'Abel le menuisier, né vers 1876, avait créé sa propre forge dans sa maison natale. Ses cahiers de comptes des années vingt, relatent une soixantaine de clients, pratiquement tous les agriculteurs de la commune et quelques autres... Ce qui lui procurait un chiffre d'affaire moyen annuel de l'ordre de 4 000 francs (de l'époque) : ferrer les quatre pieds d'un cheval (16 francs), une soudure (0,50 F), rebouillir (aiguiser) une bêche (0,75 F)... Comme quelques uns de ses successeurs à temps partiel confrères professionnels, Henri Broussin est malheureusement victime du tétanos, il en meurt vers 1927. Gabriel Raby, forgeron à Nercillac, lui succède à temps partiel dans le même atelier. Un ou deux jours par semaine, il est ainsi locataire de Ida Broussin, la mère d'Henri. Son fils Paul Raby, prisonnier à la guerre de 1939-1944, travaille très peu de temps avec son père à son retour de captivité. La forge s'arrête vers 1945.

Le forgeron et la « culotière » : la troisième forge de Réparsac c'est celle de Laurency Broussin (1906-1949), fondée en 1930, dans la maison de ses parents, au lieu dénommé depuis « Impasse de la forge ».

Laurency, Emma et leur fille Raymonde Broussin

 

Son métier il l'a appris chez un maréchal-ferrant de Jarnac. Lorsqu'il se marie avec Emma Fougereau, en 1931, sa jeune femme de 25 ans travaille chez un tailleur à Jarnac. Elle confectionne petits gilets, vestes et pantalons pour hommes : le métier de « culottière » comme on dit à l'époque.

Durant encore plusieurs années elle pratiquera cette profession pour une clientèle du chef-lieu de canton. Mais la guerre éclate. Laurency est mobilisé en 1939 et fait prisonnier. Il ne rentre au pays qu'en 1944. Durant ces années d'absence c'est un collègue de Nercillac, de deux ans plus jeune, André Jaulin (1908-1981), qui assure l'intérim pour ferrer les chevaux de Réparsac selon un planning organisé par Emma Broussin. 

A peine cinq ans après sa démobilisation, en 1949, Laurency Broussin décède d'un cancer. Sa fille, Raymonde Robin, se rend compte de la vie souvent  difficile de sa maman : tenir fréquemment les pieds des chevaux à ferrer, assurer durant la guerre des journées d'ouvrière agricole pour gagner la vie de sa famille... le sort de nombreuses femmes d'hommes mobilisés par la guerre.

Robert Papot succède, « impasse de la forge », à Laurency Broussin, dont il acquiert le fond de commerce. 

Mais l'avènement de la motorisation des cultivateurs l'oblige bientôt à se reconvertir dans la représentation et l'entretien de matériel et d'équipement agricole (pressoir-charrue...) jusqu'au début des années 60.

C'est la dernière forge de Réparsac et son dernier maréchal-ferrant.

Sauf que, cinquante ans après, une nouvelle génération de maréchal-ferrant, tel Franck Seignier de Réparsac, devient nécessaire pour le ferrage des chevaux du type loisirs et sport.

 

  • La grève des forgerons

Un forgeron réparsacais parle de forgerons

Dans un cahier d'écolier d'une soixantaine de pages Henri Broussin, militaire au 63ème régiment d'infanterie en Haute Vienne (près Limoges), copie des textes de son choix. L'un d'eux, « la grève des forgerons », témoigne de la vie de nombreuses familles pauvres du 19ème siècle : tel « les Misérables » de Victor Hugo (1862) – Un forgeron de chez nous rappelle le sort de forgerons de cette époque...

Mon histoire, messieurs les juges, sera brève. Voilà : les forgerons s'étaient tous mis en grève. C'était leur droit. L'hiver était très dur. Enfin... le faubourg, cette fois était las d'avoir faim. Le samedi, le soir du paiement de la semaine, on me prend doucement par le bras, on m'emmène au cabaret. Et là, les plus vieux compagnons, (j'ai déjà refusé de vous dire leurs noms) me disent : « Père Jean, nous manquons de courage, qu'on augmente la paye, ou sinon plus d'ouvrage. On nous exploite et c'est notre unique moyen. Pour aller prévenir le patron, sans colère, que s'il n'augmente pas notre pauvre salaire, dès demain, les jours sont autant de lundi. Père Jean, êtes vous notre homme ? Moi, je dis : « je veux bien puisque c'est utile aux camarades ». Mon président, je n'ai pas fait de barricade, je suis un vieux paisible et me méfie un peu des habits noirs pour qui l'on fait le coup du feu. Mais je ne pouvais pas leur refuser, peut être. Je prends donc la corvée et me rends chez le maître.

J'arrive et je le trouve à table, on m'introduit, « je lui dis notre gène, et tout ce qui s'ensuit : le pain trop cher, le prix des loyers... je lui conte que nous n'en pouvons plus, j'établis un long compte de son gain et du nôtre ; Et je conclue poliment, qu'il pourrait sans ruiner, augmenter le paiement ». Il m'écoute, tranquille, en cassant des noisettes et me dit à la fin : « Vous Père Jean, vous êtes un honnête homme, et ceux qui vous poussent ici savaient ce qu'ils faisaient quand ils vous ont choisi. Pour vous, j'aurai toujours une place à ma forge. Mais sachez que le prix qu'ils me demandent m'égorge. Que je ferme demain l'atelier et que ceux qui font les turbulents sont tous des paresseux. C'est là mon dernier mot, vous pouvez leur dire ! » Moi, je réponds : « C'est bien, Monsieur, je me retire le cœur sombre, et m'en vais apporter aux amis cette réponse, ainsi que je l'avais promis ».

Là dessus, grand tumulte, on parle politique, ou jure de ne pas rentrer à la boutique. Et plus d'un, lorsque ce soir là devant les siens jeta sur un coin de table sa monnaie ne dut pas, j'en réponds, se sentir l'âme gaie, ni sommeiller la nuit toute entière, en songeant que de longtemps, peut-être, on n'aurait pas d'argent. Et qu'il allait falloir s'accoutumer au jeûne. Et je ne suis pas seul, lorsque rentré chez nous je pris mes deux petits enfants sur mes genoux. Mon gendre a mal tourné, ma fille est morte en couche. Je regardai, pensif, ces deux petites bouches qui bientôt connaîtraient la faim, et je rougis d'avoir ainsi juré de rester au logis. Mais je n'étais pas plus à plaindre que les autres, et comme on sait tenir un serment chez les nôtres, je me promis encore de faire mon devoir.

Ma vieille femme alors rentra de son lavoir. Ployant sous un paquet de linge tout humide, et je lui dis la chose avec un air timide. La pauvre n'avait pas le cœur à se fâcher. Elle resta les yeux fixés sur le plancher, immobile, longtemps, et répondit : « Mon homme, tu sais bien que je suis une femme économe. Je ferai ce qu'il faut, mais les temps sont bien lourds, et nous avons du pain, au plus pour quinze jours ». Moi, je repris : « Cela s'arrangera peut-être, quand je savais, à moins de devenir un traître, je n'y pouvais plus rien et que les mécontents sauraient bien surveiller et punir les transfuges.

Et la misère vint. Oh mes juges, mes juges, vous croyiez bien que même au combat du malheur je n'aurai jamais pu devenir un voleur. Que rien que d'y songer, je serai mort de honte, et je ne prétends pas qu'il faille tenir compte même au désespéré qui, du matin au soir, regarde dans les yeux son propre désespoir, de n'avoir eu de coupables pensées.

Pourtant, lorsqu'au plus fort de la saison glacée, ma vieille honnêteté voyait vivants défis, ma vaillante compagne et mes deux petits fils, grelottaient tous les trois près du foyer sans flamme. Devant ces cris d'enfants, devant ces pleurs de femme, devant ce groupe affreux de froid pétrifié, jamais, j'en jure devant ce crucifié, jamais dans mon cerveau sombre m'est apparu, cette action furtive et vile de la rue, où le cœur tremble, où l’œil guette, où la main saisit.

Hélas ! Si mon orgueil à présent s'adoucit, si je plie un moment devant vous, si je pleure, c'est que je les revoie, ceux de qui tout à l'heure, ceux pour qui j'ai fait ce que j'ai fait.

Donc, on se conduisit d'abord comme on devait, on mangea du pain sec et l'on mit tout en gage. Pour nous, la chambre c'est la cage, et nous ne savons pas rester à la maison. Voyez-vous j'ai tâté depuis de la prison, et je n'ai pas trouvé de grande différence.

On ne le croirait pas. Eh bien ! Il fallait qu'on soit les bras croisés par force, alors on s'aperçoit qu'on aime l'atelier, et que cette atmosphère, de limaille et de feu, c'est celle qu'on préfère.

Au bout de quinze jours, nous étions sans sous. J'avais passé ce temps à marcher comme un fou. Seul, allant devant moi, tout droit, parmi la foule, car le bruit des cités vous endort et vous soûle, et mieux que l'alcool fait oublier la faim.

Mais comme je rentrai une fois vers la fin d'une après-midi froide et grise de décembre, je vis ma femme assise en coin de la chambre et les deux petits serrés contre son sein. Et je pensais : « C'est moi qui suis leur assassin » quand la vieille me dit, douce et presque confuse, « mon pauvre homme, le mont de piète refuse le dernier matelas comme étant trop mauvais, où vas-tu maintenant trouver du pain ? » « J'y vais » répondis-je. Et prenant à deux mains mon courage, je résolus d'aller me mettre à l'ouvrage.

Et quoi que d'autant on me repousserait, je me rendis d'abord dans le vieux cabaret, où se tenaient toujours les meneurs de la grève. Lorsque je rentrai, je crus sur ma foi faire un rêve. On buvait là, tandis que d'autres avaient faim. On buvait ! Oh ! Ceux là qui leur payaient ce vin et prolongeaient ainsi notre horrible martyr, qu'ils entendent encore un vieillard les maudire.

Dès que vers les buveurs, je me fût avancé, et qu'ils voient mes yeux rouges, mon front baissé, ils comprirent un peu ce que je venais faire. Mais malgré leur air sombre et leur accueil sévère, je leur parlai : « je viens pour vous dire ceci : c'est que j'ai soixante ans passés, ma femme aussi, que mes deux petits fils sont restés à ma charge, et que dans la mansarde où nous vivions au large, tous nos meubles étaient vendus, on est sans pain. C'est un sort pour un gueux comme moi, je suppose... mais pour ma femme et mes petits c'est autre chose. Donc, je veux retourner tout seul sur les chantiers. Mais avant tout, il faut que vous le permettiez, pour qu'on ne puisse sur moi faire d'histoires. Voyez, j'ai les cheveux tous blancs, et les mains noires, et voilà 40 ans que je suis forgeron. Laissez moi retourner tout seul chez le patron. J'ai voulu mendier, je n'ai pas pu : mon âge est mon excuse. On fait un triste personnage, lorsqu'on porte à son front le sillon qu'a gravé l'effort continuel du marteau soulevé, et qu'on veut au passant tendre une main robuste. Je vous prie à deux mains. Ce n'est pas trop injuste que ce soit le plus vieux qui cède le premier. Laissez moi retourner tout seul à l'atelier. Voilà tout, maintenant dites-moi si ça vous fâche ?

Un d'entre eux fit trois pas vers moi et me dit « lâche ». Alors j'eus froid au cœur, et le sang m'aveugla. Je regardais celui qui m'avait dit cela : c'était un grand garçon blême au reflet des lampes. Un malin, un coureur de bals, qui sur les tempes, comme une fille avait deux gros accroche-cœur. Il ricanait, fixant sur moi ses yeux moqueurs. Et les autres gardaient un si profond silence, que j'entendais son cœur battre avec violence. Tout à coup, j'étreignis dans mes deux mains mon front et m'écriais : « ma femme et mes petits fils mourront. Soit, et je n'irai pas travailler, mais je jure que toi tu me rendras raison de cette injure. Et que nous nous battrons tout comme des bourgeois. Mon heure ? Sur le champ. Mes armes ? J'ai le choix. Et parbleu, ce sera le lourd marteau d'enclume, plus léger pour nous que l'épée ou la plume. Et vous, les compagnons vous serez les témoins. Or ça, faites le cercle et cherchez dans les coins deux de ces bons frappeurs couverts de rouille. Et toi, vil insulteur de vieux, allons dépouille ta blouse et ta chemise et crache dans tes mains ».

Farouche et me frayant un chemin des coudes parmi les ouvriers, dans un coin des murailles je choisis deux marteaux sur un tas de féraille. Et les ayant jugés d'un coup d’œil, je jetai le meilleur à celui qui m'avait insulté. Il ricanait encore, mais à toute aventure il pri l'arme, et gardant toujours cette posture défensive : « Allons vieux, ne fais pas le méchant ». Mais je ne répondis au drôle qu'en marchant contre lui, le gênant de mon regard honnête, et faisant tournoyer au-dessus de ma tête mon outil de travail, mon arme de combat. Jamais le chien couché sous le fouet qui le bat, dans ses yeux effarés et qui demandent grâce n'eût une expression de prière aussi basse, que celle que je vis alors dans le regard de ce louche poltron qui reculait hagard. Et qui vient s'acculer contre le mur du bouge. Mais il était trop tard, hélas ! Un voile rouge, une brume de sang descendit entre moi et cet être pourtant terrassé par l'effroi.

Et d'un seul coup, d'un seul, je lui brisai le crâne. Je sais que c'est un meurtre et que tout me condamne. Et je ne voudrais pas vraiment qu'on chicanât, et qu'on prit comme un duel un simple assassinat. Il était à mes pieds, mort, perdant sa cervelle. Et comme un homme à qui tout à coup se révèle, toute l'immensité du remords de caïn, je restai là, cachant mes deux yeux sous ma main. Lorsque les compagnons de moi se rapprochèrent, je les écartai d'un geste sans effort, et leur dit : « Laissez moi, je me condamne à mort. Ils comprirent. Alors retirant ma casquette, je leur présentai, disant comme à la quête : « Pour la femme et pour les enfants, mes bons amis... ». Et cela fit dix francs qu'un vieux leur a remis.

Puis j'allai moi-même me livrer au commissaire. A présent vous avez un récit très sincère de mon crime, et pouvez ne pas faire grand cas, de ce que vous dirons messieurs les avocats. Je n'ai même pas conté le détail de la chose, que pour bien vous prouver que quelque fois la cause d'un fait, vient d'un événement fatal. Les mioches maintenant sont au même hôpital, où le chagrin tua ma vaillante compagne.

Donc pour moi que ce soit la prison ou le bagne ou même le pardon, je n'en ai plus souci. Et si vous m'envoyez à l'échafaud, Merci !

Ci-dessus un « fac similé » de l'écriture d'Henri Broussin,
prouvant l'authenticité de son texte