LE CORBILLARD ETAIT UN TRACTEUR
RÉCIT DE MARC DEJEAN - OUEST FRANCE LE 28/10/1982
Près d'Avranches, Aline a quitté sa ferme sans chemin ! Ils sont une douzaine immobiles, sous la pluie devant la ferme d'Albert Gesmier. Muets et résignés. Le respect de la mort se lit sur ces visages de pierre, et seule une toute petite étincelle au fond des yeux révèle que l'enterrement ne sera pas tout à fait comme les autres : pour aller enterrer cet après-midi Aline Gesmier, 78 ans, il a fallu atteler le cercueil au tracteur du voisin et parcourir plus d'un kilomètre à pied à travers des champs boueux.
Curieux convoi mortuaire. C'est que la ferme de la Cornillière, sur la commune de Braffais, près d'Avranches, est un cas unique en France : elle est perdue au milieu des bois et des près sans le moindre chemin, la moindre voie pour la relier aux routes de la commune.
Alors avant le départ cahotant de cet étrange convoi, le café-calva qu'à servi Albert Gesmier aux voisins et amis avait un arrière-goût d'amertume.
Comme le Mont Saint Michel tout proche, La Cornillière est devenue un site célèbre qui mérite le détour. Mais le touriste qui se hasarde dans ce labyrinthe de vergers et de lieux-dits n'a pas intérêt à s'embarquer sans biscuits.
Sur la commune voisine du Parc, le patron du routier-épicerie lève les bras au ciel : "Vous allez là-bas : va vous falloir un hélicoptère !" Plus loin, des agriculteurs qui connaissent bien le problème poussent la complaisance jusqu'à nous proposer "des bottes". Condition sine qua non pour atteindre la ferme sans engelures.
Aline Gesmier a vécu là toute sa vie et son frère Albert, qui porte comme un charme ses 80 ans, est venu la rejoindre en 67 pour ne pas la laisser seule au milieu de ses pommiers, des ses vaches et de ses poules. Cet ancien chauffeur de maître a ensuite travaillé comme chauffeur de cars. "En 38 ans, a-t-on dit lors de son départ en retraite, il a parcouru 1 500 000 kilomètres et a toujours mené ses passagers à bon port, sans accident". Les temps ont bien changé pour ce virtuose du volant : depuis quinze ans, qu'il vente ou qu'il neige, il est obligé de laisser sa voiture dans l'appentis des voisins et doit se coltiner une bonne demi-heure de marche dans la boue.
"Autrefois, il y avait bien un chemin, mais maintenant tout se démolit à la campagne", dit-il avec fatalisme en étalant sur la table de la cuisine, une liasse importante de paperasses. Dans ces feuillets jaunis se lit toute l'histoire de cette petite exploitation de 4 hectares, enclavée au milieu des terres. Une histoire qui remonte à l'avant-der-des-der lorsque les parents Gesmier tenaient encore la ferme.
"Vers 1906, explique un voisin, il y avait ici quatre hameaux. Le châtelain a voulu tout racheter, mais les Gesmier n'ont jamais accepté de vendre. Alors, tous les chemins ont été supprimés et la maison s'est trouvée isolée."
En feuilletant les vieux actes ont découvre le compte rendu d'un procès fait à Caen en 1937, le double d'une lettre écrite à Pompidou en 1972, une série de réclamations adressées à la Préfecture, il y a aussi des certificats, c'est le capitaine des pompiers qui notifie qu'il lui est "impossible d'accéder à la ferme en cas de sinistre", c'est le facteur qui parle de "conditions d'accès très difficiles".
En hiver, la vie de ce vieux couples de célibataires ne devait être guère gratifiante, la maison a été bombardée en 44 et la reconstruction a eu un mal fou à intervenir. Les vaches sont restées sans étable pendant 14 ans ; l'eau n'a été branchée qu'en 1977.
"Le téléphone ? pourquoi faire ? Les amis ne peuvent même pas venir nous voir", dit Albert Gesmier. L'ancien chauffeur a tout fait pour tenter de sortir de cette solitude champêtre. Mais apparemment ce n'est pas l'entente cordiale avec le maire, et à l'issue d'un énième procès, celui-ci a réclamé 5 000 Frs de dommages et intérêts. "Vous comprenez, les gens d'ici n'aiment pas beaucoup ceux qui ne sont pas de la terre". Le tribunal d'Avranches a été saisi de l'affaire. Il y a 7 ans, "Je dois encore passer au tribunal en mars. On verra bien".
Toute sa vie, Aline a été le fer de lance de cette mini-contestation paysanne. Puis les ennuis de santé sont apparus et après 27 jours d'hôpital, elle est morte vendredi d'un arrêt du coeur. Trop tard pour admirer la surprise amenée à grand peine par son frère, un réfrigérateur.
"J'en ai gros sur le coeur, vous savez", disait Albert Gesmier en suivant le cercueil improvisé. "Ce n'est pas le coeur, c'est tous ces ennuis qui l'ont tuée."
La vie est parfois bizarre. Pendant son dernier voyage, Aline qui pendant plus d'un demi-siècle a traversé les champs à pied, a enfin bénéficié des services d'un tracteur, pour retrouver la terre qu'elle n'a jamais voulu quitter.
Mme Aline Gesmier est née à Braffais le 28 février 1904, et est décédée à Avranches le 22 octobre 1982, son frère Albert, est né à Braffais le 5 décembre 1902, et est décédé à Avranches le 22 novembre 1994. Ils étaient les enfants d'Alcide Gesmier et de Marie Ménard.